Bonne humeur
Résister, c'est vivre. - Philippe Val (du temps où...)
ALORS, HYPOCRITE LECTEUR, mon semblable, mon frère, parlons-nous franchement. Le monde est cruel, barbare, injuste ? Ce n’est pas nouveau. Il a atteint des sommets dans l’horreur au XXème siècle ? C’est vrai. La course du monde est chaotique. Y a-t-il ou non progrès ? Allez savoir... Du plus loin que l’on observe l’humanité, il y a toujours eu des collabos de la barbarie et des résistants de la civilisation. Regarde les collabos de la barbarie ce sont de tristes cons. Leur sourire est de circonstance. Leur lyrisme est mécanique. Regarde les affiches de Le Pen qui tapissent la France, en ce moment il ouvre les bras à tous les pauvres types, les aigris, les ratés, et, quand ils s’y seront réfugiés, il refermera les bras pour étouffer la liberté, et faire un inonde de crimes, de souffrances et de mort. Avouons-le une bonne fois pour toutes, lutter, résister aux chasseurs, aux aficionados, aux fascistes, aux requins ultra-libéraux, aux crétins vulgaires de la télé, aux pollueurs, aux empoisonneurs, à la bêtise au front de taureau qui emperlait de sueur les tempes de Flaubert corrigeant, réécrivant rageusement chaque paragraphe de Bouvard et Pécuchet, avouons-le, dégommer les traditions imbéciles, les idées reçues, les coutumes assassines nous fait jouir. Donne un sens à notre vie. Avouons le plaisir, la joie — et parfois le bonheur — que l’on a à affronter la bête. Observer la jubilation dans le trait d’un Cabu, d’un Willem, d’un Gébé. Dans les petites phrases méchantes de Charb. Constater une saloperie, et se retrousser les manches pour la dénoncer, lui nuire, la faire reculer, ça donne un sens à notre vie. Le sculpteur makondé dont je parlais la semaine dernière, l’écrivain, le chanteur, le poète, le dessinateur, le philosophe qui s’échinent à faire reculer la laideur, sont heureux de faire ce qu’ils font avec les armes non mortifères qu’ils ont choisies. Ils sont fiers de se battre avec des formes, des idées, des mots, des sons, quand d’autres en sont encore à recourir à la violence physique pour sortir du moindre de leurs dilemmes.
AVOUONS QU’ON NE SE SACRIFIE JAMAIS à une cause, à moins d’être un curé ou un imbécile. On tire une justification joyeuse de nos vies à tenter de mettre au monde quelque chose qui nous plaît à la place de quelque chose qui nous déplaît. Résister rend heureux. C’est la soumission à l’inacceptable qui est désespérante. Lutter contre le F.N. n’est pas une punition. C’est accepter le fascisme qui est mélancolique. Le fait qu’il existe n’est pas réjouissant, mais les ennemis de l’humanisme ont toujours existé sous des formes diverses. Tout ce qui se crée ou s’invente se fait contre une vieille vérité devenue mensonge, et ce n’est pas triste du tout.
Résister, c’est vivre.
C’est marrant. On s’y fait des amis de qualité. Une journée sans indignation, c’est comme un plat de nouilles trop cuites. Nos neurones ne nous enivrent qu’en fonctionnant. Leur engourdissement soumis nous tue. Enivrons-nous, comme nous exhorte à le faire Baudelaire. De vin, de vice et de vertu, à notre guise, mais toujours en résistant, en contredisant ce qui nous est présenté comme naturel et fatal. Sans attendre de reconnaissance pour le bien que l’on fait, qui n’est qu’une conséquence accidentelle du plaisir que l’on prend à satisfaire nos désirs. L’air sinistre que prennent ceux qui défendent les grandes causes est la preuve de leur hypocrisie curaillonne. La question de savoir si, alors, il faut dire « vive la misère et la souffrance qui nous permettent d’avoir la joie de lutter contre elles » n’est pas de mise. Pauvre paradoxe oiseux. De toute façon, la misère et la souffrance existent, et, en arrivant au monde, nous sommes condamnés à faire avec elles. La feuille blanche est une métaphore de nos vies. Surmonter la dépression qu’elle suscite en nous est un plaisir à savourer jusqu’à la dernière goutte sans chercher à faire croire qu’on s’est sacrifié sans contrepartie. Un philosophe qui ne rit jamais, c’est comme un facteur qui prétendrait distribuer le courrier sans jamais toucher de salaire. Il faut se méfier des philosophes qui ne rient jamais. Généralement, ils vivent plus longtemps que leurs disciples.
Philippe VAL, éditorial de Charlie Hebdo